Caroline von Schelling, Band 1


An Julie von Studnitz.

à Goettingue ce 21 de Juillet 1779.

Je connois assés le coeur de ma chere et tendre Julie pour ètre tout à fait persuadée qu’elle me pardonnera mon silence, quand je lui en allegue les raisons. C’ètoit une maladie de ma mere, elle a souffert beaucoup, et Vous qui ètes Vous même une si tendre fille envers votre digne mere, Vous Vous pourrés aisément representer ma situation. Mon pere fut justement pendant ce tems à Pyrmont, d’ou il est revenu, il y a huit jours, rajeuni et bien portant comme s’il n’avoit que quarante ans, il trouvoit ma mere reconvalescente dont la maladie consistoit dans une faiblesse des nerfs. Je prie dieu que Son retablissement continue toujours de même. Si je la perdois aprésent que j’ai le plus besoin de ses conseils, je serois perdue, l’etourderie qui fait une des principaux traits de mon caractere me jetteroit dans un abime de malheur. Mais le bon dieu ne nous à pas fait pour malheureux au plus haut degré, il me conservera encore que j’aime tant et à qui je dois tout.

Croyés moi, ma chere amie, Vous avés lieu de rendre graces à dieu de ce que Vous n’etes pas né sur une université. C’est le lieu le plus dangereux pour une jeune fille, et s’il dependoit de moi, je le fuirois et me cacherois dans quelque lieu de la terre ou je pourrois vivre inconnue et tranquile en possedant votre amitié. Je ne parle pas sans raison ainsi, chere Julie, pardonnés moi mes plaintes, mais en effet je ne suis pas si heureuse qu’on me croit peutêtre. Il faut qu’on pese chaque mot, pour qu’on ne l’entende dans l’heure suivante tourné d’une maniere qu’on s’en effraye, qu’on evite le moindre pas qui pourroit donner des soupcons, et on n’est gueres plus soupçonneux qu’on ne l’est ici, enfin qu’on ne fasse rien, sans avoir pensé et repensé mille fois les suites de la plus indifferente action. Et combien mal quadre cela avec mon temperament vif et étourdi! Si encore on gagnoit quelque chose avec sa prevoyance, mais l’innocence n’en est pas moins opprimé, j’en ai fait l’experience, et je n’ai jamais su qu’alors, combien il est consolant d’avoir une bonne conscience. Ce fut aussi l’unique bien qui me restoit, je suis retablie aprésent tout à fait dans l’opinion des gens, on se repentit de m’avoir offensé si cruellement, mais je n’oublierai cependant jamais ce que j’ai souffert. Je Vous assure que je remercie dieu souvent de tout mon coeur de ne m’avoir pas fait belle, quand je suis exposé à tout cela aprésent, que ne seroit ce alors? — Je suis sincere avec vous, ma Julie, que j’aime au dela de toute expression, je Vous ouvre mon coeur, et Vous, ame genereuse, partagés mes peines, Vous cherchés à me consoler, et Vous seule y pourrés réussir. On m’a deja reproché que je regardois toutes les choses du coté le plus noir, je cherche à m’en persuader, mais souvent il arrive que ma melancholie est encore plus forte que ma gayeté naturelle, et qu’elle triomphe de toutes les raisons que je lui allegue. J’ai trouvé ici une amie, c’est Madame Less, elle me corrige et me console en même tems. Al si Vous connoissiés cette femme exellente! Elle a trente ans, elle perdoit son unique fille il y a quelque tems. Son époux le digne Less l’a épousée sans la connoitre, mais il a vu de ses lettres, et il est vrai que son stile surpasse tout ce qu’on se peut imaginer. Elle est de Strasbourg. Il ne peut point avoir un mariage plus heureux que celui la, elle m’a permis de la nommer mere, ah si je pouvois me rendre digne du nom de sa fille, alors je serois tout ce que je dois être. — — Julie, excusés les épanchemens de mon coeur, mais en puis je encore douter, ne Vous connois-je pas, et n’étes Vous pas la plus tendre et la meilleure amie?

Mon frere est arrivé vraisemblablement à Neuyorck, on veut deja avoir vu à Long eiland la flotte de l’Admiral Arbutnot et bientôt j’espere nous aurons de ses nouvelles.

... On a representé dernièrement les Zwillinge de Klinger, on a fort bien reussi, mais il me semble que la piece n’est pas bien choisie, la plus part ne sait pas ce que l’auteur veut, il n’y a point de plan regulier la dedans, elle est trop terrible pour ètre touchante, cependant elle est toujours belle, et le genie le plus ardent s’y montre. J’ai lu le troisieme tome de Burgheim, il est vrai je me suis trompé avec mes Weißagungen, cependant ce livre n’a pas tout a fait mon approbation, il y a trop d’amour et trop peu d’action. — Il y a une heure que nous eumes un des plus terribles orages que j’aye vu...