Caroline von Schelling, Band 1


An Julie von Studnitz.

à Goettingue ce 14 de Juin 1781.

Je l’ai donc vu cet aimable Eveque! Il l’est trop, chere Julie, pour que ma plume puisse le décrire. Cette bonté d’ame, réunie avec tant de beauté réguliere, la candeur qui se peint dans ses yeux, Sa majesté, et sa modestie, tout cela est inexprimable. Il faut le voir, pour l’aimer comme il le merite, mais a coup sur, on ne le verra sans l’aimer.

Il arriva le neuf de Juin et logea à Wehnde, un village un demi quard d’heure de la ville, ou il ya une fort belle maison, la quelle est proprement la demeure du Baillif, mais le roi d’Angleterre même y loge quand il vient ici. Les deputés de la ville, de l’université, du militaire, et je ne sais qui encore, l’y attendoient pour le complimenter. Je ne crois pas que cela l’ait beaucoup amusé, car il n’entend pas même bien l’allemand, et deteste le françois, cependant il parloit anglois avec mon pere, et avec nos anglois qui ètoient allés à sa rencontre, et dont il connoissoit l’un personnellement. Mon pere revint trés Satisfait de lui, et moi je ne dormis d’impatience de le voir. Le lendemain, il arriva à la ville à onze heures pour aller à la Bibliotheque, ou les professeurs lui furent présentés, il passa devant notre maison, son carosse fut porté par la foule, il nous salua plusieurs fois le plus gracieusement du monde. À la Bibliotheque il a èté un peu embarassé, comme si on lui faisoit trop d’honneur. Il retourna à Wehnde pour le diner, ou il y avoit grande compagnie dont mon pere fut aussi. Puis il revint ici pour voir encore quelques raretés et ensuite le manêge, ou il arriva accompagné de l’écuyer qui avoit diné chés lui, de toute sa suite et de huit messieurs en fort belles uniformes qui ètoient allés le prendre à cheval. Ceux ci l’amusoient beaucoup avec un carussel, une espéce de Tournier, vieux reste des tems des Chevaliers errans, qu’ils exécutoient parfaitement bien et qui faisoit le plus bel effet du monde. L’écuyer se montroit lui même à cheval, il vit les plus beaux chevaux, et on vit, qu’il étoit bien content. C’est alors que je l’ai vu de prés. Les carussellistes l’accompagnêrent encore jusq’à Wehnde ou ils restêrent pour le bal. Le Baillif avoit reçu avant l’arivée de l’eveque une estaffette, ou on lui mandoit que l’eveque souhaitoit de donner un bal, et le chargoit de l’execution. Il invita donc au nom de Son Altesse royale l’élite de Goettingue et naturellement, ma chere amie, nous aussi. Le bal fut donc donné et je n’y étois pas, je renonçois par mon propre choix au plaisir de le voir de si prés, de lui parler et de danser avec lui, et de me dire un jour d’avoir dansé avec mon Roi, ce qu’il deviendra vraisemblablement, le prince de Wales étant valétudinaire. J’y renonçois, — l’auriés Vous cru de votre amie? — par prudence, et je suis bien éloignée de m’en repentir, quoiqu’il m’en ait couté au dela de toute expression, et que je regarde ce sacrifice comme le plus grand que j’aye fait de ma vie. Mais je savois d’avance qu’on parleroit beaucoup de ce bal, qu’on en mentiroit, en médiroit tant qu’il seroit possible, que les moindres circonstances seroient mandés à Hannovre et naturellement augmentés de beaucoup, je ne craignois pas l’attention, mais je craignois la calomnie. On en avoit deja tant dit d’avance, que n’en dira-t-on pas, et que ne dit-on aprés? Au reste je suis trop étourdie, pour me gêner, et ma mere ne se portoit pas assés bien pour aller avec moi et étre elle même spectatrice de ma conduite. Mon pere s’offroit de m’accompagner, mais l’oeil d’un pére n’est jamais si attentif que celui d’une mere. Le prince est connu pour être galant envers les dames. On les auroit accusés d’avoir cherché à lui plaire, et je ne veux pas que mon nom soit nommé dans une telle occasion. Je n’y allois donc pas, je resistois aux invitations les plus pressantes, il est vrai que je balançois à la vuë de l’eveque, mais non obstant je tins ferme. Je pensois que le souvenir d’avoir remporté une si grande victoire sur moi même me seroit un jour aussi doux que l’idée d’avoir dansé avec mon roi. La volupté la plus pure, ne nait-elle pas du contentement de soi même? Je m’applaudis d’avoir évité le danger que je pouvois prévoir, et dont je courus aussi bien le risque d’y tomber que les autres, et mêmes les plus rigoureuses y sont tombés en effet. — La compagnie n’etoit pas fort grande, il n’y avoit que neuf dames qui dansoient. À leur arrivée on les mena au jardin ou l’eveque vint apres, et elles lui furent presentées. On soupa en plein air au jardin, les messieurs mettoient tous leurs chapeaux, l’eveque parloit peu avec ses deux voisines, parcequ’elles ne parloient pas anglois, mais il fut gracieux comme un ange. Aprés le souper il y eut illumination ou il mena promener au jardin la fille de son hôte mariée à Hannovre, une jeune dame, bien jolie et agréable, il ouvroit même le bal avec elle, mais il ne fut jamais que la seconde paire. La foule des spectateurs au jardin de même qu’au manêge a ètée inombrable, surement plus de huit mille hommes. Tout s’efforçoit de voir le fils de notre roi et de cette admirable Reine, que tout l’univers adore. — A la fin du bal qui duroit jusqu'a quatre heures on dansa le Grosvater, avec toutes les toures possibles, en traversant la cour, le jardin, tous les apartemens de la maison, et alors il a crié de joye, et a mille fois repeté que c’etoit la plus belle danse qu’il connoissoit. Le lendemain matin il alloit à la chasse, le soir il vint ici pour la comedie. Je ne sais si je Vous ai dit que nous avons aprésent une compagnie de comédiens dont Mr. Abt est directeur, elle n’est pas tout à fait mauvaise, et il y a même des acteurs, p. E. Mr. et Madame Abt, qui jouent parfaitement bien. On a donné les sechs Schüßeln de Grosmann merveilleusement bien. Madame de Schmerling, le chambellan, le vieux Reinhard, ses enfans, tout fut executé aussi bien que possible. Ce jour on donnoit la Chasse. Exepté que Mad. Koch chantoit beaucoup mieux et étoit plus belle, notre Röschen, une Madame Hulsner ne lui cedoit en rien. L’evêque rioit quelque fois de tout son coeur, il se faisoit presque tout expliquer. Ce soir il avoit encore voulu danser, mais je ne sais pourquoi cela ne s’est pas fait, ce fut aussi trop tard, car la comedie ne fut finie qu’a 10 heures. Mardi matin il est parti d’ici, d’éclarant que depuis qu’il est au païs d’Hannovre, il ne s’est pas encore tant amusé qu’ici, et emportant avec soi tous les coeurs.

Vous savés, ma trés chere amie, que j’etois preparée a l’admirer, que je l’admirois d’avance, mais il surpassoit même l’idéal que ma vive imagination s’en ètoit faite. Le ciel se peint dans ses veux, l’innocence et la candeur sont repandue sur tout son être, on voit que son ame ne connoit pas le mal, son regard est celui d’un ange. On voudroit se prosterner devant lui et le prier de nous vouloir du bien. Avec tout cela, il ne se connoit pas lui même, il ne se doute pas que c’est lui qu’on adore. C’est l’homme comme il gortoit de la main de Dieu. Malheur à ceux qui voudroient détruire tant d’innocence et de si heureuses dispositions. Cependant on dit que c’est le cas, et qu’il est en mauvaises mains. L’idée qu’il pourroit être gaté remplit mon ame encore avec plus de douleur et ce sentiment y devient plus fort que celui de mon admiration pour lui. Je donnerois ma vie pour sauver son ame. — La raison pourquoi on l’a envoyé à Hannovre, est son amour pour une des dames de la Reine, belle et vertueuse, et qu’il pourroit même épouser, si le roi la fait duchesse. Cependant on l’en a voulu détourner par l’absence, mais en vain, jusqu’ici il est resté constant, quoique ses séducteurs lui ont tendu des piêges sans nombre, on lui a même donné les plus jolies filles d’Hannovre pour son service, pour faire les lits etc., il ne les regarde pas. Naturellement ses parens n’en savent rien. Peut que cet amour, et l’amour ardent pour sa digne mêre le retient du mal, mais jeune, sans experience, ouvert à chaque empreinte, pourra-t-il resister toujours? Plus son caractere est exellent, plus il est facile à séduire, surtout dans un age si jeune ou on n’est encore rien, mais ou on peut devenir tout, sau moins les hommes) et avec tant de vivacité. Dernierement il se promene en carosse avec le grand écuyer Busch. Ils rencontrent un paisan chargé pésamment, qui ne peut d'abord leur laisser le chemin libre, Busch monte du carosse et le bat comme un insensé. Est ce la un exemple pour un prince qui peutêtre un jour doit étre le pére de son peuple? c’est lui enseigner la cruauté. Surtout pour un anglois qui nait pour ainsi dire avec le sentiment de sa liberté, ce spectacle doit avoir èté encore plus frappant, et qu’elle idée ne faut il avoir d’un pais ou on peut offenser un pauvre païsan impunément? On lui inspire l’orgeuil, en ridiculisant tout ce qui est au dessous d’eux et de lui. Pour lui il deteste l’etiquette et s’est mieux amusé ici que dans leurs compagnies, ou on ne respire que ceremonie et ne connoit d’autre plaisir que le sentiment d’être plus que nous autres. Les jeunes gens qui sont autour de lui, lui aprennent à médire et lui montrent le ridicule de chaque chose qu’il 7 en ait ou non. Voila de dignes lecons pour un grand seigneur. Pour lui il est encore bien éloigné de se douter de cela. Il y a quelque tems qu’en se promenant il voit un homme en grandes angoisses, parceque sa vache vient de tomber dans un trou dont il ne peut la retirer seul. Il y envoye son compagnon pour voir ce que c’est, qui retourne donc lui raconter cela, et propose d’aller chercher quelqu’un au secours de l’homme. Mais le prince craint que cela ne dure trop long tems et va lui même aider l’homme. — Dans un passage étroit il rencontre un marchand qui a sa marchandise sur le dos et ne peut lui faire place sans tomber, il monte du cheval, et tombe lui même en laissant passer l’autre qui s’en est bien effrayé. On raconte mille anecdotes de lui, elles ne sont pas toutes fondées, mais pour ceux ci je sais qu’il sont veritables.

— Je ne pourrois me consoler en voyant avilie une telle ame, je verserois des larmes pour ses parens et pour lui. Que Vous l’eussiés deja vu, ma chere Julie! Ce n’est qu’alors que Vous pourrés partager avec moi mes voeux ardens pour son bien être. Vous n’avés pas besoin de lui parler, en le voyant Vous le connoissés, il porte son ame dans ses veux. — Vai vu beaucoup de beautés de l’autre sexe, voyant tant de jeunes gens, mais cette physionomie enchanteresse, ce regard divin, je ne l’ai jamais vu. Ce n’est pas mon enthousiasme qui me fait parler ainsi, c’est celui qu’il repand autour de soi, même dans les coeurs les plus insensibles, j’ai même dit peu en comparaison des autres, mais je trouve qu’on va trop loin, on l’apostéose. Une grande faute que je lui trouve est qu’il n’a rien du tout de l’evêque, si peu qu’il m’est même un peu facheux de le nommer ainsi, il n’est ni gros, ni gras, il n’aime ni le vin, ni les femmes.

Quand Vous l’aurés vu, ma chere Julie, Vous me pardonnerés de Vous en avoir entretenue si long tems, mais il faut qu’il sache auparavant un peu plus d’allemand, ici on parle tant l’anglois, même plusieurs de nos dames, qu’il pouvoit s’en passer. Quand il ne parle pas anglois, il fait le plus comique assemblage, il mêle l’anglois avec le françois, l’allemand et l’allemand plat, qui a la plus grande ressemblance avec l’anglois, c’est pourquoi il l’a appris aisément....