... Nous avons ici une visite bien singuliere. C’est une princesse de Gallizin, dont l’epoux est ambassadeur de la cour de Russie à la Haye. Une dame fort savante qui est vetuè d’une espêce de draperie grecque, les cheveux coupés, des souliers plats, qu’on voit rarement sans un domestique, qui porte une demie douzaine de grands livres en folio, qui va se baigner avec une suite de 6 à 8 messieurs en plein jour dans notre Leine etc. Ses enfans sont vetus bien legêrement, le fils porte de longues culottes et une chemise, point d’autre vétement, et la fille une espêce de robe de nuit, ouverte par derriere de haut en bas, et noués une fois en haut, tous les deux vont pieds nuds, et les cheveux pas coupés, mais abgeschooren. Ils sont noirs comme les nêgres. La princesse est assés jolie, et a le teint beau qu’oi qu’elle l’expose tant. Elle doit avoir beaucoup de lumiéres, d’esprit et de connoissances. Elle lit l’Homêre en original, et à Hofgeismar d’ou elle vient, elle se l’a fait porter au bain tous les matins. Pour l’éducation de ses enfans, elle semble prendre la simple nature pour modêle, sans se soucier de ce que la nature est quelque fois un peu sale. Elle veut peutêtre imiter Rousseau, mais je crains pourtant que Rousseau n’ait elevé son Emile autrement. Elle vit à Münster separée de son époux, pour se vouer tout i fait à ses enfans, et à la philosophie. La bibliotheque, et les leçons de nos professeurs, est ce qui l’a attirée ici, ou elle fera un long séjour. Vous voyés bien, chere Julie, que cette dame est un de nos plus grands genies, exepté qu’elle est savante, car je crois avoir remarqué que celan’est pas justement le fort de nos genies d’aujourd’hui. Au reste je la soumets à votre jugement. Pour moi je sens que je pourrois l’admirer, mais jamais l’honorer, et je crois qu’elle ne plaira pas en femme, mais seulement comme singularité, et alors je renonce de tout mon coeur à l’honneur de l’admiration. de crois qu’une femme a tant de devoirs à remplir sur la terre, qui sans faire autant de bruit que ceux des hommes, sont beaucoup plus pénibles, et ont encore plus d’influence sur le genre humain, la premiere éducation ètant la plus importante et celle qui décide du reste de la vie, qu’elle n’a pas besoin d’être savante ni d’affecter des singularités en ce qui doit faire son occupation preférable. Je ne dis rien de ce que la princesse avec son métier de savante neglige aussi son époux. Nous avons eu beaucoup de visites interressantes pendant cet été. Je ne Vous ai pas encore dit que le duc de Weimar a èté ici, et a fait visite à mon pere, qui a reçu depuis de lui une fort jolie et obligeante lettre. Il semble pourtant que le duc s’est corrigé beaucoup, de même que son favori, Göthe, au moins on me l’a dit toujours, mais dernierement on m’a raconté tant de traits de ces deux, conçernant la jeune duchesse de Meinungen, et encore d’autres histoires, que j’ai èté tentée de revoquer mon jugement, mais il m’est presque impossible de les croire tout à fait, parceque le duc de Gotha y devoit aussi avoir joué un role. Vous, ma chere amie, devés savoir au moins, s’il est vrai, que votre duc a fait la cour à la duchesse de M., s’il est vrai qu’ils ne sont restés que cinq jours à la cour de Gotha, parceque Göthe et le duc de W. ont cherché à inspirer de la jalousie au duc de M., qui est parti le premier et s’est fait suivre par son épouse, et encore d'autres traits semblables.
Notre théatre vient d’étre fermé. Quand le rideau tomboit pour la derniere fois, le coeur me battoit pourtant un peu. Il est vrai, qu’une bonne comedie est de ces sortes d’amusemens pour moi celui que j’aime le plus, et à qui je ne prefêre ni bal, ni redoute, ni aucune autre partie, ceux la ne sont ordinairement que pour les sens, mais le premier nourrit les sens et l’ame. Quoique notre spectacle n’ait pas èté un des meilleurs, je l’ai vu avec plaisir, et la compagnie qu’on y trouvoit dédommageoit aussi souvent de la comédie. La plus part des gens n’y vont, que pour la société. J’aimerois de tout mon coeur, pouvoir venir à Gotha, pour voir la représentation des six plats au jour de naissance de la duchesse, et pour voir Gotter faire le rôle du conseiller, qu’il doit faire supérieurement.
Je ne Vous ai encore rien dit de mon frere, qui n’a écrit depuis six mois, ah Julie, sentés ce que cela veut dire! je n’ose me livrer à ces idées, de peur que leur poids ne m’accable. J’etois assoupie de douleur, cette douleur sans larmes qui approche du desespoir, lorsque j’appris, qu’il vivoit encore, et que ses lettres n’ont étés que perdues vraisemblablement. de revis donc aprésent un peu, mais que ce coeur est inquiet souvent!...