C’est dans le sein de l’amitié, auprès de Vous, ma Julie, que je repandrai mes plaintes, que je verserai mes larmes, et que je chercherai de la consolation.
Nous reçumes avant hier une lettre d’une main étrangere de Newyorck, qui nous mandoit que mon frere commençoit à se rétablir d’une maladie trés dangereuse, et qu’étant encore trop faible pour écrire lui même, il charge son ami de nous faire savoir de ses nouvelles, cependant il ajoute lui même quelques mots pour nous assurer qu’il est en vie. —
— Vous qui connaissés la vivacité de mes sentimens et ma tendresse pour mon frere, jugerés aisément de mon état en aprénant cette nouvelle, elle dechira mon coeur....
Nous avons eu ces jours ci une visite bien interressante, Mr. Nicolai de Berlin, libraire, reformateur de religion, ministre, favorit et auteur du Sebaldus Nothanker. Un homme qui semble avoir bien du génie, de l’esprit, de la finesse, mais qui malgré tout son savoir vivre ne sauroit cacher ni ses principes de religion, ni l’idée bien grande qu’il a de lui même. Il s’annonce tellement en homme important, que son billet de visite ne contenoit que le nom: Frederic Nicolai. Je fus pourtant bien aise de le voir, et j’eus l’occasion de l’observer lorsqu’il soupoit chés nous. Son Sebaldus me plait encore mieux que lui même, quoiqu’il m’assuroit que mon frere se portoit fort bien dans cet instant. Vous aurés bien entendu quelque chose du voyage de Mr. Schlözer, et de sa fille qu’il êleve à la Gallizin. Il est vrai que c’est une petite fille d’un génie superieur, et je crois que ce n’est que le regret de devoir voir tant de facultés sans les cultiver toutes, qui a porté son pere à lui donner une éducation, qui la rendra peutêtre un jour celebre, mais jamais vrayement heureuse et estimée. Comme il est trés riche, il a les moyens d’executer tous les projets bizarres qu’il a formé en égard d’elle. Elle ne doit point se marier, ou au moins fort tard. Si elle sera du même avis ou non, le tems nous le dira. Mr. Heyne disoit ici à la princesse de Gallizin, qu’il lui seroit difficile de trouver un jour un époux digne de sa fille, de la maniere dont elle l’elevoit, elle repondoit aussi, que ce n’etoit pas son plan, mais qu’elle donnoit une telle éducation à sa fille qu’elle se contenteroit de rendre heureux, sans l’être elle même. Si ce n’ètoit dit juste, c’etoit pourtant bien dit. — Schlözer lui même est un homme d’un esprit si étendu, si fin, si clairvoyant, que je m’étonne de le voir donner dans ces travers. Mais il est vrai qu’il donne aussi dans d’autres, et je crains, que son esprit même ne le séduise. Il se rend celèbre et riche par sa Correspondence politique, mais il se fait aussi des ennemis sans nombre, de sorte, qu’il faut qu’il êvite plusieurs pays, entre autre la Suisse, pour n’être pas en danger....
Il risque aussi beaucoup en chemin de subir la vengeance des Jesuites, aux quels il a fait des tort réels, mais malgré les conseils de tous ses amis et surtout de mon pere, il a pourtant entrepris son voyage et ne fut aussi que plus affirmé dans l’idée de prendre sa fille avec lui, par les contradictions, qu’il eut à subir de toutes parts. Mon pere le prie aussi souvent, de supprimer quelques articles de son Journal, mais il ne lui est pas possible de taire des verités, ou des satyres quelques amères et malignes qu’elles soyent, et il meriteroit bien le titre de erster Cabinetsprediger de tous les princes de l’Allemagne. Cependant il n’a pas un mauvais caractêre.
Mr. Nicolai m’a dit qu’il est resté encore un jour à Gotha, pour voir la représentation de la piece de Göthe et Madame Gotter dans le role de Marianne. On m’a fait un extrait de la piece, mais je ne puis pas dire que le plan me paroit trés interressant, il faut que l’execution en fasse le merite, et je souhaiterois beaucoup de la lire. Avés Vous deja lu l’Alcibiade de Meisner, et qu’en jugés Vous?
Je Vous fis tant un jour, ma chere amie, l’éloge de notre êvéque, et n’est ce pas? Vous Vous en êtes formalisée un peu, et Vous aviés raison, mais Vous savés que je suis une petite enthousiaste et Vous m’aurés excusée, cependant pour Vous montrer que je sais revenir de mes erreurs, je ne me retracte pas dans ce que j’ai dit de bien de lui, mais je Vous dis, que je suis aussi mécontente de lui et que je le blame, de n’avoir pas même les connoissances les plus communes, de ne vouloir pas apprendre l’allemand, de ne s’occuper que de la chasse, de la danse, et du jeu de criquet etc. Il est vrai que j’en devrois plutôt accuser son éducation que lui même, mais il est étonnant que l’éducation angloise, et même ceux des enfans du roi soit si peu cultivée. On n’enseigne ni la géographie ni l’histoire, ni les langues, tout au plus le latin. Les anglois ne connoissent que leur isle, et sont trop fiers pour vouloir connoitre plus qu’elle, ils se croyent suffire. Cependant notre Reine sent cela, elle en a parlé un jour tout au long avec mon frere, et a comparé l’éducation allemande avec celle de l’Angleterre au grand avantage de la premiere, elle devroit corriger ce défaut dans sa propre famille. — Mais loin soit de moi de vouloir blamer cette Reine admirable! — Mon frere m’écrit même que les Americaines sont beaucoup plus cultivées que les Angloises, et qu’on ne sauroit aimer les dernieres à moins de n’avoir pas l’imagination de cet Anglois qui devint amoureux de la statue de Venus....